I

Ce n’était pas un voilier de snobs, construit à la fois pour la vitesse et la parade et à bord duquel on est aussi inconfortablement installé que si on se trouvait allongé sur le tranchant d’une lame de rasoir. Plutôt un solide petit cotre à la vieille mode, pansu, avec une cabine spacieuse et un mât pas trop haut, à voile aurique, fait pour la croisière et la promenade mais capable, grâce à ses formes étudiées, de tenir parfaitement la mer, même par gros temps. Bob Morane et son ami Bill Ballantine l’avaient acheté à bon compte à Tulagi, et il s’était révélé une excellente acquisition car, depuis plusieurs semaines que les deux amis bourlinguaient au hasard de leur fantaisie dans les parages des îles Salomon, ils avaient essuyé déjà quelques grains et leur esquif s’était vaillamment comporté.

Pour le moment, la Papoua – c’était le nom du cotre – voguait calmement, voilure réduite, sur la mer de Corail agitée seulement d’une douce houle avec, sur l’horizon, quelques îles frangées de palmiers du plus plaisant effet.

Bill Ballantine tourna nonchalamment son large visage couronné de cheveux roux vers Bob Morane, qui tenait la barre, et il jeta :

— Pouvez dire c’que vous voudrez commandant, mais la mer y a rien d’tel pour s’isoler. Personne pour nous déranger ici et nous forcer à la bagarre. Pas de Monsieur Ming, pas de Miss Ylang Ylang, pas de Docteur Xhatan. Au rancart tous ces épouvantails !… C’est la douce vie, à ne rien faire et à avoir la liberté de s’abandonner à tout moment à ses sentiments patriotiques.

En prononçant ces dernières paroles, Ballantine saisit une bouteille de whisky posée près de lui sur le plat-bord et en lampa une grande gorgée, à même le goulot. Il était Écossais et c’était cela qu’il appelait « s’abandonner à ses sentiments patriotiques ».

Véritable géant – il frisait les deux mètres – Bill Ballantine, vêtu d’un simple slip, étalait ses quelque cent dix kilos de muscles et d’os sur l’étroit bordage du Papoua et était occupé à pêcher, labeur qui pour lui consistait à se nouer le bout de la ligne au gros orteil et à attendre, tout en se cuisant au soleil, qu’un poisson vorace, ou dégoûté de l’existence, daignât mordre à l’appât.

— Si par hasard tu ferais un gros, fit remarquer Morane, tu risquerais fort de valser à la flotte.

— Rien à craindre, dit le géant avec un grand rire. Ma ligne n’est pas assez solide. Casserait net si j’en ferais un gros.

— Sans doute, mais un fil de nylon, même très fin, coupe comme un rasoir. Je te vois faisant des effets de muscles sur une plage à la mode avec un orteil en moins… Tu perdrais au moins la moitié de tes admiratrices.

À plusieurs reprises, Ballantine hocha la tête, comme perdu dans des pensées profondes, tout en murmurant :

— La moitié de mes admiratrices… La moitié de mes admiratrices…

Et soudain il sursauta, pour dire tout haut :

— Vous avez raison, commandant. Vous êtes le plus perfectionné des empêcheurs de danser en rond, mais vous avez raison… Ça coupe comme un rasoir ces trucs-là.

Rapidement, il débarrassa son gros orteil de la ligne, qu’il se contenta de tenir à la main. Le silence s’établit entre les deux amis, silence que troublait seulement le crissement de l’étrave qui fendait l’eau en provoquant par instants la fuite aérienne d’un poisson volant.

Tout en tenant la barre d’une main sûre, Bob Morane promenait les regards de ses yeux gris d’acier sur l’étendue marine. Une ride barrait son front bronzé, couronné de cheveux drus et noirs, coupés court.

— Il y a une chose qui m’étonne, dit-il, c’est qu’il y ait si peu de monde dans le coin. Il y a des petites îles tout près et, logiquement, à cette heure, on devrait apercevoir des barques de pêcheurs indigènes à ne savoir qu’en faire.

— Est-ce que cela n’aurait pas un rapport avec les bouées rouges qu’on a dépassées tout, à l’heure ? risqua l’Écossais.

— Les bouées rouges ! fit Morane en haussant ses épaules musclées. C’est dans les possibilités. Reste à savoir dans quel sens il est interdit de les franchir.

Il était Français, lui, et aimait savoir le pourquoi des choses ; en outre, comme tous ceux de sa race, il ne pouvait apercevoir une clôture – ou une ligne de bouées rouges – sans avoir justement l’envie de les franchir.

— Je crois que j’ai attrapé quelque chose ! s’exclama Bill, dont la ligne s’était animée de soubresauts convulsifs.

D’un mouvement du poignet, le géant tira un poisson bleu argenté qui ne devait pas peser loin d’un kilo.

C’est à ce moment précis que le cotre fut violemment secoué et projeté en l’air, comme soulevé par une lame de fond, pour presque aussitôt se coucher sur le côté, à tel point que Morane, accroché à la barre, eut besoin de faire appel à toute sa science de la navigation pour l’empêcher de chavirer. Ce fut tout juste s’il eut le temps de distinguer cette forme rouge et oblongue, qui avait jailli de la mer à une dizaine de mètres à peine du voilier, pour bondir dans le ciel.

Le choc avait projeté Bill Ballantine les quatre fers en l’air au fond du bateau. Il se redressa, furieux du grotesque de sa chute, et aussi d’avoir perdu son poisson.

— Qu’est-ce que c’était ? grogna-t-il. Un cachalot qui voulait se donner de l’air, ou le serpent de mer ?

— Un cachalot ? fit Morane. En as-tu déjà vu un rouge… et en train de voler ?

Tout en parlant, le Français désignait un étrange appareil qui évoluait à vive allure dans le ciel. Cela ressemblait à la fois à un avion et à une fusée à cause de quatre ailes, fort étroites, en delta, et d’un empennage de même forme. L’ensemble était peint en rouge vif, sauf le nez, très effilé, qui se terminait par un long rostre rappelant l’épée d’un espadon et qui brillait comme de l’argent.

Le mystérieux engin s’était éloigné, puis il revint à grande vitesse, dans un bruit déchirant de réacteurs, vers le Papoua, autour duquel il se mit à décrire de grands cercles. Pendant quelques secondes seulement car, soudain, il pointa le nez vers la mer et plongea, pour reparaître beaucoup plus loin et replonger, encore, mais sans reparaître cette fois.

— Ah çà ! fit Bill, qu’est-ce que c’était qu’cette mécanique ? Pas un sous-marin… Un sous-marin ça ne vole pas.

— Pas un avion non plus, dit Morane à son tour, car un avion ça ne plonge pas.

— Alors un avion-sous-marin.

— Ou un sous-marin-avion… fit Bob. Je ne vois en effet pas d’autre solution, mon vieux Bill.

Mais, en même temps, une explication commençait à se faire jour en lui au sujet de la présence des bouées qu’ils avaient dépassées peu de temps auparavant.

Rageusement, Bill Ballantine avait brandi le poing en direction de l’endroit où avait disparu l’étrange appareil couleur de feu.

— Quand je pense qu’à quelques mètres près, ce requin volant nous fracassait comme une cacahuète !… On devrait leur enlever leur permis de conduire à ces…

— C’est plutôt nous qui, sans doute, n’aurions pas dû nous trouver ici, coupa doucement Morane.

— Comment « pas dû nous trouver ici » ? sursauta le colosse. Est-ce que, par hasard, la mer ne serait plus, à tout le monde ?

— Les bouées, Bill… Souviens-toi… Les bouées…

La colère de Ballantine tomba aussi soudainement qu’elle s’était levée.

— Les bouées, murmura-t-il. Vous croyez que… ?

Bob Morane eut un signe de tête affirmatif.

— Oui, Bill, je crois que…

Le sourcil froncé, il fixa son regard sur la mer, pour reprendre aussitôt :

— D’ailleurs, je crois que nous serons bientôt fixés… Ou je m’abuse fort, ou nous allons avoir de la visite.

Il montrait deux vedettes rapides qui, bondissant comme des poissons volants à la surface des vagues, venaient dans leur direction. À l’arrière de chacune d’elles flottait l’Union Jack.

— Grises comme l’estuaire de la Tamise, commenta Bill. À coup sûr militaires… et anglaises…

— Avec des pavillons pareils, tu ne voudrais quand même pas qu’il s’agisse de bâtiments martiens quand même, fit remarquer Bob.

— Qui sait !… S’il s’agissait d’un camouflage…

Il ne s’agissait pas d’un camouflage, car les vedettes s’étaient placées de chaque côté du cotre et avançaient maintenant à son allure, tandis qu’une voix criait dans un mégaphone, en un anglais haut perché que jamais aucun Martien n’aurait pu imiter :

— Stoppez ou nous vous coulons !… C’est un ordre !

— Aide-moi à larguer les voiles, Bill, fit Morane. On ne peut vraiment résister à une invitation lancée avec autant de courtoisie.

 

***

 

Le Papoua s’était, à présent immobilisé, doucement ballotté par la vague et toujours encadré par les vedettes à bord desquelles on distinguait nettement les silhouettes de militaires en armes. L’une d’elles se rapprocha très près du petit voilier, un grappin fut lancé et plusieurs militaires passèrent d’un bord à l’autre. Aussitôt, des mitraillettes furent braquées sur les deux amis, tandis qu’un des nouveaux venus glapissait un ordre.

— Les mains en l’air !

Ni Morane ni Ballantine n’obéirent. Alors, le militaire qui avait parlé répéta, plus haut, mais aussi trop haut, car sa voix cassa :

— Les mains en l’air !

C’était un sous-officier à la peau rose, aux cheveux et à la moustache d’un roux éteint. Plus très jeune ; il s’agissait sans doute d’un de ces rats de casernes vieilli sous le harnais et pour lesquels le grade de sous-lieutenant est un peu comme une Terre Promise. Son menton, trop court pour lui permettre de retenir la jugulaire de sa casquette, l’obligeait à tenir sans cesse la bouche ouverte, un peu comme un chien qui va mordre, mais cela ne faisait peur à personne, et surtout pas à nos deux navigateurs solitaires.

— Les mains en l’air ! répéta pour la troisième fois le sous-officier.

— Peux pas, répondit calmement Bill. J’ai les bras trop lourds.

— Et moi du rhumatisme dans les épaules, enchaîna Morane.

Cette fois, le sous-officier n’insista pas. Malgré sa morgue apparente, il n’était pas homme à faire mitrailler à bout portant deux inconnus dont le seul tort, à preuve du contraire, était d’aimer un peu trop la liberté, mot auquel un Anglais s’efforce toujours, dans la mesure du possible, de conserver tous son sens.

— Que faites-vous ici ? se contenta-t-il d’interroger.

— Nous sommes de paisibles voyageurs, expliqua Bob. Nous venons de Tulagi et bourlinguons d’île en île… Est-ce défendu par Sa Majesté…

— Ce ne serait pas défendu, répondit l’autre, si vous ne vous trouviez ici en zone militaire. En zone interdite. Vous m’entendez : in-ter-di-te…

— Comment pouvions-nous deviner… ? risqua Ballantine.

— Et les bouées, vous ne les avez pas vues ?… Des bouées rouges.

— Sûr que nous les avons vues, reconnut Morane, mais nous ne savions pas à quoi elles servaient. Il y en a de semblables le long des côtes, en France, pour empêcher de faire du ski nautique.

— Et comme nous ne faisions pas de ski nautique, enchaîna Ballantine.

Cette logique prit au dépourvu le sous-officier qui, tandis que son menton partait à la recherche de la jugulaire, ne put que marmonner dans sa moustache :

— Évidemment… Évidemment…

Mais il n’était pas homme à se laisser abattre, car presque aussitôt il jetait :

— Vos papiers !

Quelques secondes plus tard, il compulsait les passeports des deux voyageurs. Au bout d’un moment, il hocha la tête, en déclarant :

— Bien entendu, ils sont en règle. Mais les espions ont toujours des papiers en règle… Il faudra nous accompagner.

— De toute façon, il aurait fallu en passer par-là, fit Bob avec un sourire, passeports en règle ou non.

Le sous-officier désigna la vedette à bord de laquelle il était venu.

— Si vous voulez changer de bord, messieurs. Votre voilier sera remorqué jusqu’à la base.

Il désignait une petite terre proche où, entre les cocotiers, on distinguait la blancheur d’assez nombreuses constructions.

— Comment s’appelle cette île ? interrogea Morane. Nous aimerions savoir où nous allons.

— Disons qu’elle n’a plus de nom depuis que l’armée britannique l’occupe, répondit le sous-officier avec un sourire narquois. Appelez-la l’île-sans-nom si cela vous fait plaisir…

Et, comme les soldats poussaient les deux amis en direction de la vedette, Bill Ballantine s’insurgea.

— Nous vous répétons que nous sommes de paisibles voyageurs. De vulgaires touristes !… Vous m’entendez : des tou-ris-tes !

Un ricanement aigu échappa au sous-officier.

— Des touristes, hein ?… C’est bien ça… Les espions se font toujours passer pour des touristes… Un air connu…

S’adressant aux soldats, il enchaîna aussitôt, d’une voix bourrue :

— Emmenez-les !… Ils s’expliqueront à la base.

— Eh minute ! protesta encore Bill en résistant à la poussée des soldats. Espions, c’est vite dit. Je suis sujet britannique et je n’aime pas qu’on me donne des noms d’oiseaux, ni qu’on me bouscule.

— Laisse tomber, mon vieux, fit Morane calmement. Puisque tu es citoyen britannique, tu es aussi contribuable, et ces vedettes militaires sont un peu ta propriété. Alors, puisque tu as l’occasion d’en profiter…

L’Écossais n’insista pas et, suivi de Bob, il passa sur la vedette. Quelques minutes plus tard, les trois embarcations, le Papoua étant remorqué, voguaient à vitesse réduite vers l’île-sans-nom.

Au fur et à mesure qu’on s’en approchait, l’intérieur de l’île se précisait, et on distinguait des constructions importantes : casernements, entrepôts, châteaux d’eau, le tout flambant neuf, comme si cela avait été construit la veille.

Les trois embarcations abordèrent à un wharf fait de blocs de corail entassés et sur lesquels on avait coulé du ciment. Les prisonniers furent poussés à travers une place dévorée par le soleil et encombrée de tout l’appareillage portuaire classique : grues, tracteurs, bulldozers. Çà et là, des soldats en coutil de travail s’affairaient mais, avec l’indifférence propre aux Britanniques, qui ne s’étonnent pas facilement ; ce fut tout juste s’ils jetèrent des regards distraits en direction des nouveaux venus. Ceux-ci furent menés vers une petite bicoque aux murs et au toit de béton et qu’entourait un réseau de fil de fer barbelé. La destination d’une telle cahute était à ce point évidente que Morane et Ballantine ne doutèrent pas un seul instant qu’elle serait leur logis provisoire au cours de leur séjour dans l’île-sans-nom.

Ils furent en effet introduits à l’intérieur de ce qui allait être leur prison – ils ne gardaient aucun doute à ce sujet. C’était une pièce de cinq mètres sur cinq environ, aux murs et au plafond bétonnés, tout comme le sol d’ailleurs, et dont l’unique fenêtre était garnie de barreaux. Quant à la porte, complètement métallique, il aurait fallu une charge de plastic pour en venir à bout. Pour tout ameublement, deux lits de fer garnis de matelas qui semblaient bourrés de coquilles de noix, une table et deux chaises.

— Pas gai l’endroit, grogna Bill Ballantine. Et dire que, comme citoyen britannique, je me suis toujours cru faisant partie d’un peuple libre – le peuple le plus libre du monde dit la légende… Je vais me faire naturaliser chinois.

— Mon ami a raison, approuva Morane. Cette situation est intolérable. Nous exigeons d’être libérés immédiatement, ou tout au moins d’être conduits devant le chef de la base.

Les soldats étaient sortis. Le sous-officier marcha vers la porte et fit un pas au-dehors mais, avant de refermer le battant derrière lui, il eut un petit rire silencieux, comme si intérieurement il se réjouissait déjà du bon mot qu’il allait faire.

— Le chef de la base, dit-il. Rassurez-vous, vous le verrez, et avant longtemps, car ce sera lui qui commandera le peloton d’exécution… Ah ! Ah ! Ah ! Ah !

 

L'Oiseau de Feu
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